Marguerite Duras, Le cahier rose marbré

Séminaire sur l’invention symptomatique

Octobre 2014

Le sujet invente. Il y a une nécessité à ce que le sujet invente. J’aimerais vous montrer cela avec Marguerite Duras. Bien que le sujet ne soit pas sans Autre — c’est l’aliénation constituante —, le sujet n’est pas l’effet d’une cause. Marguerite Duras invente avec l’écriture, avec le théâtre, et avec le cinéma, la voix off, l’écran noir. Elle invente ce qui va traiter ce qui lui tombe dessus.

Le sujet est une rupture du lien de causalité. Lacan disait : le sujet est une discontinuité dans le réel.

Le barrage, l’enfance

A Yann Andréa qui, dans C’est tout, lui pose la question de savoir quel est absolument le livre le plus important pour elle, Duras répond : « Le Barrage, l’enfance. »

Dans L’amant de la Chine du Nord, elle dit qu’elle écrira la biographie de sa mère. Et note en bas de page : « C’est fait, c’est le Barrage contre le Pacifique. »

Le Barrage, c’est donc à la fois un livre sur la mère et à la fois un livre sur son enfance.

Après Les impudents et La vie tranquille, c’est le troisième livre de Marguerite Duras. Il a été publié chez Gallimard en 1950. On peut voir grâce aux manuscrits de la guerre que Duras a commencé l’écriture de ce livre dès 1943. 1943 est une date importante. C’est l’année qui suit deux morts : la mort de son premier enfant (enfant qu’elle aura avec Robert Antelme), et la mort de son frère cadet, de ce frère aimé jusqu’à l’inceste, à savoir Paul, mort lui aussi en 1942. Elle dira que la mort de ce frère aimé a comme emporté son enfance, comme clôturé cette époque de l’enfance. 1943 donc est un temps de deuil, où s’accomplit un détachement, où s’effectue un travail d’écriture, sur la mort de son enfant, sur la mort de son frère, sur les excès de sa mère.

Quand on se réfère aux manuscrits préparatoires au Barrage contre le pacifique, on tombe sur ces merveilleux Cahiers de la guerre, spécialement celui qui s’intitule : le « Cahier rose marbré ».

Pour saisir le contexte dans lequel s’écrit ce cahier, il vaut mieux avoir lu une biographie, celle de Laure Adler ou celle de Jean Vallier, par exemple. On apprend alors pourquoi la mère est allée en Indochine, on apprend aussi la profession de la mère. Institutrice, elle enseignait le français aux indigènes, participait à l’extension de la civilisation française dans ses colonies.

Bref, je vais commencer par là, par les années qui précèdent les constructions des barrages, par les années d’enfance de Marguerite qui précèdent sa rencontre avec, entre guillemets, « l’amant ».

La mère avant le barrage

Ouvrons donc ce chapitre sur la mère, sur l’inflexible volonté de la mère de Marguerite: mademoiselle Legrand.

Elle naît le 9 avril 1877 dans une famille paysanne pauvre. Elle dira à Marguerite que « pour s’en sortir », pour s’extraire de cette pauvreté et de cette famille nombreuse, elle a mis tous ses espoirs et toute sa passion dans l’instruction. Elle suit les cours de l’École Normale, devient institutrice, enseigne un temps en France, se marie en 1904 avec monsieur Firmin Obscur, puis part, seule, en1905, pour l’Indochine.

Pourquoi va-t-elle seule à Saigon ? Abandonne-t-elle son mari ? En tout cas, au bout de deux ans, il meurt, et elle se retrouve madame Obscur : veuve.

Pourquoi l’Indochine ? Est-ce parce que quelqu’un de sa famille le lui a conseillé ? Est-ce parce que les salaires sont plus élevés ? Que les congés légaux sont plus longs (elle peut revenir en France pendant 6 mois sans abaissement de salaire) ?

Là, en tout cas, elle rencontre Henri Donnadieu, marié, père de deux fils, Jacques et Jean. Alice, la femme de Henri tombe malade et meurt. Très vite, Marie et Henri vont vivre ensemble, se marient le 20 octobre 1909, et ont en l’espace de quatre ans, trois enfants, Pierre, Paul et Marguerite, qui naît donc il y a un siècle, le 4 avril 1914.

Mais Henri a une santé fragile, tombe malade, et, en 1912, toute la famille, ses deux fils du premier mariage, sa femme et ses deux enfants du second mariage, retournent en France. En 1913, Marie et ses deux enfants reviennent seuls à Saigon, le père restant en France pour s’y faire soigner. Quelque temps plus tard, il revient, et ils conçoivent le troisième enfant, Marguerite.

Là, c’est Marie qui tombe malade, elle rentre en France seule, et Marguerite sera élevée pendant 8 mois par un boy vietnamien.

La mère revient, et c’est au tour du père de tomber malade, congestion pulmonaire, colite aiguë, dysenterie grave. Il est contraint de se faire soigner, et retourne en France.

1914, c’est aussi la guerre, et quand le père va mieux, il est déclaré apte au service militaire ! Il fait valoir ses droits de père de famille nombreuse et revient en Indochine en octobre 1916. Il enseigne d’abord à Hanoï, puis est promu directeur d’établissement à Phnom Penh. Mais en avril 1921, il retombe sévèrement malade, est rapatrié en France, sent qu’il va mourir, fuit l’hôpital, va s’abriter dans une maison du Lot-et-Garonne qu’il avait achetée quelques années plus tôt, et y meurt. Sont présents, ses deux premiers fils, son frère Roger et sa première belle-mère. Il est enterré dans le caveau de la première épouse.

Marie Donnadieu apprend la mort de son mari par télégramme envoyé par son beau-fils,  Jean.

Marguerite a 7 ans, n’éprouve aucun chagrin. Plus tard, elle se trompe même de date, pensant que son père est mort quand elle a 4 ans, alors qu’il est mort quand elle en a 7.

Mais ayant fui l’hôpital, il n’y a pas d’acte de décès médical. En ne pouvant produire cet acte de décès, sa mère n’a pas droit à un pension de veuve. Elle doit lutter contre l’administration française pendant 6 ans, pour enfin l’obtenir.

Il faut rentrer en France pour régler la succession, et notamment diviser l’héritage avec les fils du premier lit. Là, les choses se corsent, elle ne veut rien céder, va habiter dans la maison qu’Henri a achetée plus tôt, y loge, attend. Marguerite y vivra deux ans, de ses huit à dix ans, cette maison et la région formeront le cadre de son premier roman, Les impudents.

Marie tente de déshériter son plus jeune beau-fils. Elle n’y réussira pas, n’obtiendra finalement pas la maison du Platier, près de Duras, mais parviendra à obtenir illégalement les allocations familiales du dernier, ce jusqu’à sa majorité.

Pendant toute la période de la tractation, il y a notamment cette lettre du beau-frère Roger, qui est vraiment outré par la conduite de Marie :

« Elle veut récupérer la maison du Platier. Elle réussira. Elle veut pouvoir toucher la pension de son beau-fils, même si elle ne l’élève pas, considérant que sa vie de veuve devant prendre en charge trois enfants seule est un enfer. Elle réussira. Madame Donnadieu, qui n’a aucune affection pour les enfants de son mari, les actionne aujourd’hui en justice dans le but évident de retarder la succession de mon frère qu’en fait elle détient. »

(Laure Adler, p. 64)

Je souligne ce que le beau-frère repère : la puissance de la volonté de la mère de Marguerite, au-delà de la loi. Elle veut, elle réussira, alors même qu’elle n’y a pas droit.

Cette période de tractation aura duré 2 ans. Jamais l’administration française n’aurait accepté une absence aussi longue d’une de ses institutrices, hors de ses colonies. Mais voilà, elle est veuve, souffre d’anémie et de paludisme. Ce jusqu’au jour où, le 19 mai 1924, le ministère des colonies, après une visite médicale, la déclare apte à rejoindre son poste outre-mer. Marguerite a alors 10 ans.

Et le 5 juin 1924, après deux ans d’absence, elle revient en Indochine, où elle n’est pas bien accueillie. Elle y a laissé une fort mauvaise réputation. Elle est « cause de trouble et de désunion ». Elle riposte immédiatement, veut savoir qui dit cela, exige un rapport — l’obtient : « Madame Donnadieu n’a jamais été l’objet d’aucune mesure disciplinaire. » Elle est alors envoyée à Vinh Long.

Mais là, elle ne se fait guère aimer : « Elle est embrouilleuse, toujours à quémander, à se plaindre, à juger les autres, à intervenir, à se mêler de tout et de rien, à gendarmer le monde. » (Laure Adler, p. 71) Ou encore, trop bavarde, trop autoritaire, trop semeuse de zizanies.

En 1926, elle vend sa maison d’Hanoï, veut recevoir une concession de l’administration, acheter des terres tout autour. Elle échafaude des plans, rêve de se lancer dans un immense projet de rizière, et devenir millionnaire au bout de quelques années. Les négociations avec l’administration pour l’obtention de cette concession durent deux années.

Elle quitte Vinh Long pour Sadec où elle vient d’être nommée. Là, elle apprend qu’elle obtient 300 hectares : ils sont, bien sûr, trop petits pour son projet. Elle relance l’administration, veut une concession au bord du Pacifique, supplie, apitoie l’administration par son veuvage, par l’éducation de ses « cinq » enfants (alors qu’elle n’en a que trois) — et obtient la concession.

A Sadec, elle continue à enseigner. Mais les rapports ne sont guère élogieux. L’un dit que : « Madame Donnadieu a fait cette année peu d’efforts pour améliorer les méthodes en usage à son école. Cette directrice a très mauvais esprit, elle accepte difficilement d’être placée sous les ordres de quelqu’un et rend de plus en plus délicate la tâche du directeur du groupe scolaire. » (Tondet, cite par Laure Adler, p.82) ou ce rapport-ci, de Taboulet : « Cette institutrice a un caractère difficile. Elle s’occupe certainement de son école dont elle se préoccupe un peu trop de grossir l’effectif. » (Laure Adler, p. 82).

Pierre Donnadieu, qui était resté en France, revient à Sadec en 1928. Marguerite a alors 14 ans.

Il rentre, dira-t-elle plus tard, pour soutirer de l’argent à sa mère, voler les boys, fumer dans une opiumerie, etc. C’est l’horreur.

La mère achète finalement cette immense terre le long du Pacifique, à Prey Nop, à deux jours en voiture de Saigon. C’est là que son frère cadet va chasser les animaux sauvages dans la forêt, c’est là que Marguerite apprendra à nager avec ce frère. C’est là enfin que la mère va se lancer dans le projet d’implanter une immense rizière, et devenir riche.

Il faut faire des travaux, engager des boys, les payer, être présente, demander l’autorisation de prendre congé pendant six mois, etc. Toutes ses économies y passent.

Que veut-elle cette mère ? Elle veut affronter l’océan Pacifique. Elle veut lui barrer la route, élever un barrage, défier un des quatre éléments, l’eau. Histoire de tragédie : elle affronte, défie, ce qui est plus grand qu’elle, et y succombera.

Comment s’y prend-elle pour construire ce barrage ? Prend-elle conseil auprès de ses voisins ? Fait-elle appel à un ingénieur, à un technicien expert ?— Pas du tout. La nuit, aux alentours d’une heure du matin, elle entend une voix, elle entre en communication avec la voix de son mari décédé qui lui communique des conseils, qui la soutient dans son entreprise, qui lui dicte ce qu’elle a à faire. Et elle se soumet, joyeuse, radieuse, à cette « diction ».

Et vous avez alors de très belles pages de Marguerite qui nous décrivent sa mère revenant avec tout ce savoir que lui a communiqué son père.



Le Cahier rose marbré, 1943

Je vais vous introduire maintenant Le cahier rose marbré. Il date de 1943. Marguerite a 29 ans. Elle vient de perdre son premier enfant, elle vient de perdre son frère cadet. Le texte fait 70 pages, est écrit d’une traite. Il est explicitement autobiographique : il est écrit à la première personne, « Je », elle parle de « maman », de Pierre, de Paul, et parle aussi de la rencontre avec Léo. Les premières pages portent sur lui d’ailleurs, sur la façon dont il lui apparaît pour la première fois, de son costume, de la voiture, du diamant, de sa richesse affichée. Et de la sensation qu’elle éprouve : « J’étais éblouie » par la magnifique limousine, l’énorme diamant, son extraordinaire richesse.

Revenons à ce qu’elle dit de sa mère, de son projet, de l’espoir de devenir rapidement millionnaire, des « dictions » de son mari décédé, et des inconvénients, des déconvenues, des « déveines », des échecs, des crises de désespoir, d’abattement, qui n’arrêteront cependant pas l’obstination, la volonté inflexible de la mère.

La mère veut. Elle veut quoi ? Elle veut plus. Plus d’élèves, plus d’argent, plus de terre. Elle veut toujours plus. La volonté maternelle ne semble pas limitée par un terme, par un objet, par une fin. C’est une volonté sans fin, sans objet : une volonté libre et infinie.

Et l’idée lui vient d’acheter un immense terrain afin d’y implanter une rizière. Ce terrain est à diviser en deux, une partie qu’elle a reçue de l’administration,et une grande partie qu’elle a achetée aux indigènes.  Pour réaliser cette implantation, elle ne demande pas aux indigènes, ne fait pas appel à des experts techniciens.

« Ce calcul fait par ma mère, et révisé par elle durant des nuits et des nuits d’insomnie, devait s’avérer infaillible. Nous y croyons d’autant plus que ma mère « savait » que nous devions être millionnaires au bout de quatre ans. A cette époque-là, elle se tenait encore en communication avec mon père, mort depuis de longues années ; elle ne faisait rien sans lui demander conseil, et c’était lui qui « dictait » tous ses plans d’avenir. Ces « dictions« , d’après elle, ne se faisaient que vers une heure du matin, ce qui justifiait les nuits de veille de ma mère et lui conférait à nos yeux un prestige fabuleux. »

Premiers semis, première inondation, première récolte : échec. « Toute la récolte « brûla » sur pied en une nuit de marée, à l’exception de quelques hectares qui entouraient la maison et qui se trouvaient assez éloignés de la mer. »

Bref, la mère constate la ruine. « Mais le soir même, ma mère avait décidé d’emprunter trois cent mille francs pour construire des barrages qui mettraient définitivement nos rizières à l’abri des raz de marée. » L’échec ne freine pas la volonté de la mère, la ruine ne fait pas obstacle.

Pour construire un barrage, alors même qu’elle n’a plus d’économie, elle doit recourir au crédit, prêt que des banquiers vont lui refuser, mais que des indigènes vont lui octroyer.

« Pendant tout le temps que durèrent les tractations, ma mère ne se découragea jamais. La construction des barrages, qui devaient être géants, la plongea dans une exaltation sans bornes. Nous étions très étroitement liés à elle et nous la partagions. Ma mère ne consulta jamais aucun technicien afin de savoir si ces barrages seraient efficaces. Elle y croyait, elle agissait toujours en vertu d’une logique supérieure et incontrôlable. On fit venir plusieurs centaines d’ouvriers, et les barrages furent construits en saison sèche sous la surveillance de ma mère et de nous-mêmes. La majeure partie de l’argent prêté par le chetty y passa. Malheureusement les barrages furent rongés par les nuées de crabes qui s’enlisaient dans les marées — et lorsque la mer monta l’année d’après, les barrages construits en terre meuble, minée par les crabes, fondirent à peu près complètement. Toute la récolte fut perdue une deuxième fois. Il était évident qu’on ne pouvait faire de barrages sans les étayer de pierres. Ma mère le comprit, elle ne peut trouver de pierres et parla de mettre des troncs de palétuviers en quadrillé à la base des talus. Encore une fois elle avait trouvé. Les soirs où elle faisait de pareilles découvertes et où elle nous les communiquait sont parmi les plus beaux de ma vie. Sa propre ingéniosité la plongeait dans une extase si communicative que les quelques domestiques ‘du haut’ qui nous restaient encore à la maison finissaient par la partager aussi. »

(Cahiers de la guerre, p.37-38)

Ses barrages ne tiennent pas, tantôt ils sont rongés par les crabes, tantôt emportés par les flots. Toutefois, infatigable, elle recommence, certaine que cela va finir par marcher. Et quand enfin elle peut obtenir une maigre récolte, elle se la fait voler par les domestiques du village qui se rémunèrent ainsi.

Et là, il s’opère un virage dans sa vie, et dans la vie de Marguerite, puisqu’elle abandonne l’idée de reconstruire des barrages, abandonne l’idée de devenir la reine des rizières. Et se tourne alors vers sa fille.

Marguerite objet cause du ratage, prend en charge le défaut du monde, accepte les coups de la mère

Les coups de la mère

Mais juste avant ce virage, j’aimerais accentuer le rapport de Marguerite aux crises de découragement, d’abattement, de désarroi de sa mère, quand le barrage s’effondre, quand le chetty vient exiger le remboursement de son prêt, ou quand elle se fait voler sa récolte. Là, la mère traverse des crises, devient violente, envient à frapper sa fille. Et que dit Marguerite de sa violence?

Le contexte est celui-ci. Le Pacifique inonde les terres cultivables. Il faut élever des barrages. Coup sur coup, ils s’effondrent. La mère s’acharne, mais rien n’y fait : au bout de trois ans, elle est ruinée, les banques ne veulent plus lui prêter de l’argent, elle recourt alors aux prêteurs indigènes, les chettys, ce qui est une disgrâce pour une blanche. Il faut rembourser ses dettes, en cachette. Et le jour dit, ils sont là, s’asseyent et attendent qu’elle leur rende l’argent emprunté.

« Les chettys ne partaient pas. Ils restaient silencieux. Ils savaient qu’ils n’avaient qu’à se montrer, que pour une Blanche c’était la pire des hontes que d’emprunter à des chettys. Finalement MAMAN [ultra rare que Marguerite utilise ce terme de MAMAN !] leur jetait l’argent à la figure. Ils s’en emparaient et s’en allaient en souriant. [Vient maintenant la position de Marguerite : ] Dans ces cas-là je m’enfermais dans une chambre de la maison et MAMAN était obligée devenir m’y chercher. En général une correction en règle s’ensuivait. MAMAN me battait souvent et c’était en général quand « ses nerfs lâchaient », elle ne pouvait faire autrement. Comme j’étais la plus petite des ses enfants et la plus maniable, c’était moi que MAMAN battait le plus. Elle me faisait valser avec légèreté et me donnait des coups avec des bâtons. La colère lui faisait monter le sang à la tête et elle parlait de mourir de congestion alors la peur de la perdre l’emportait toujours sur ma révolte. Je trouvais radicalement dégoûtant et inesthétique l’emploi du bâton, dangereux les coups sur la tête. »

Marguerite dit ici qu’elle accepte d’être frappée parce qu’elle est d’accord avec le « motif ». Et ce motif, c’est : les nerfs de sa mère lâchent. Sa mère s’effondre, coule. Et où se met Marguerite ? Il me semble que Marguerite se met en position d’objet cause du ratage, comme si elle venait là compléter le symptôme maternel, au sens où elle prend sur elle-même le défaut du monde, elle localise sur elle-même cette cause de l’échec, et par là absorbe le désarroi de sa mère : et accepte d’être battue.

Les coups du frère

Les coups ne s’arrêtaient pas là. Le frère s’y mettait aussi.

« Quand j’eus quatorze ans, peu avant que je connusse Léo, mon frère aîné qui faisait des études en France revint en Indochine. En vertu d’une étrange émulation, lui aussi prit l’habitude de me battre. C’était à qui me battrait. Quand maman ne me battait pas de la façon qui lui convenait, il lui disait : « Attends », et la relayait. Mais elle le regrettait vite, parce que chaque fois elle pensait que je resterais sur le carreau. Elle poussait des hurlements épouvantables mais mon frère s’arrêtait difficilement. Un jour il changea de tactique et m’envoya rouler contre le piano, ma tempe heurta un coin de meuble et je me relevai avec peine. La peur de ma mère fut telle qu’elle vécut par la suite dans la hantise de ses batailles. »

Gérard Jarlot

Gérard Jarlot et Marguerite Duras dans les années 50

Ici, il y a à souligner ce trait. Elle se fait battre par son frère. On apprendra qu’il est menteur, voleur, maquereau, violent, avec son petit frère, avec sa petite sœur. On ne peut s’empêcher de mettre en corrélation cette expérience atroce vécue dans son adolescence avec une relation amoureuse, sexuelle, passionnelle, qu’elle vécut plus tard avec Gérard Jarlot. Cet homme, journaliste, hâbleur, affabulateur, menteur, coureur de jupon, qu ilui a fait endurer l’attente et la jalousie, cet homme-là, la frappait. C’est ce que nous apprenons par les biographes.

Or voici ce qu’elle dit dans La passion suspendue :

« Pendant des années, j’ai eu une vie sociale, et la facilité avec laquelle je rencontrais les gens ou je leur parlais se reflétait dans mes livres. Jusqu’à ce que je connaisse un homme, et peu à peu, toute cette mondanité a disparu. C’est un amour violent, très érotique, plus fort que moi, pour la première fois, j’ai même eu envie de me tuer, et ça a changé ma façon même de faire de la littérature: c’était comme de voir les vides, les trous que j’avais en moi, et de trouver le courage de les dire. La femme de Moderato cantabile et celle de Hiroshima mon amour, c’était moi : exténuée par cette passion que, ne pouvant me confier par la parole, j’ai décidé d’écrire, presque avec froideur. » (La passion suspendue, p.53)

Les deux frères et la dualité de ses choix amoureux

Et là alors, on ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre sa relation aux frères, la dualité de cette relation, l’une d’amour et de tendresse à l’égard du frère cadet, l’autre de haine et de colère à l’égard du frère aîné, avec la dualité de ses choix amoureux. L’un d’amour, comme avec Robert Antelme ; l’autre de violence, comme avec Gérard Jarlot.

Ce frère ne l’a pas seulement frappée, il l’insultait aussi, constamment : « sale morpion », « espèce de fumier », « sale pute », « espèce de salope », « pourriture », « merdeuse », « sale cul », « sale con », « chienne », « venin de serpent », etc.

Après le barrage, nouvel objet de la mère : sa fille

Venons-en maintenant au virage maternel : la mère abandonne l’idée des rizières, et déplace son acharnement du barrage à l’éducation de sa fille. Sa volonté désœuvrée investit un nouvel objet, sa fille : « Elle m’entreprit. »

« Nous étions complètement ruinés. Ma mère délaissa la plantation, plus ou moins, et s’ingéniait à payer les chettys. Elle s’occupa alors de moi et se décida à me faire faire des études, elle mit autant d’acharnement dans ce projet qu’elle en avait mis à la construction des barrages et à celle de la maison. Elle ne s’occupa pas de mon frère qu’elle disait inintelligent, et m’entreprit. »

(Cahiers de la guerre, p.39)

Veiller à l’éducation de sa fille n’est pas sans lien avec le point d’appui que la mère avait trouvé pour elle-même : être institutrice, ce qu’elle sera toute sa vie, depuis l’école normale jusqu’à sa pension. Elle n’a jamais cessé d’être institutrice. C’est son point d’ancrage. Je pose que c’est son point d’ancrage, notamment quand elle dit à sa fille qu’il faut maîtriser l’orthographe, « pour ne pas se faire avoir par ces salauds ».

Vers 15 ans, elle va d’abord chez Mademoiselle Colet qui lui montre son sein rongé parle cancer, puis elle va dans un pensionnant, où elle fait la rencontre de cette jeune fille ravissante, Hélène Lagonelle, dont le vrai nom est Colette Dagommier, d’une beauté brûlante de désir. Bizarrement, elle n’en parle pas dans le Barrage, ni ici, dans les Cahiers, mais elle en parle avec émotion dans L’Amant.

Rencontre de Léo

C’est lors du chemin de retour de l’école qu’elle fait la rencontre de Léo. Par quoi est-elle d’emblée fascinée ? Par sa voiture, par son diamant, par sa richesse.

« Dès qu’on connut le montant de la fortune [de Léo], il fut décidé à l’unanimité que Léo paierait les chettys, financerait diverses entreprises (…) dont les plans furent soigneusement étudiés par ma mère. (…) j’étais chargée de transmettre ces projets à Léo et de le ‘sonder’, sans rien lui promettre en contrepartie. »

Et dans le même mouvement où sa mère l’instrumentalise afin qu’elle lui soutire de l’argent, elle lui prodigue ce conseil : « Si tu pouvais ne pas l’épouser, ce serait mieux, il est tout de même un indigène, tu me diras ce que tu voudras… »

Réponse de Marguerite : « Je me révoltais et je disais que j’épouserais Léo, ce à quoi ma mère me répondait : « Si tu es habile et si tu sais y faire, tu peux très bien l’éviter… (…) Tu peux faire exactement tout ce que tu veux, mais ne couche pas avec lui, tires-en tout ce que tu peux, tu en as le droit [il n’est pas question de désir ni d’amour, bien évidemment, il est question de droit], pense à ta pauvre mère, mais ne couche pas avec lui. »

Et sa mère va même jusqu’à dire de lui intenter un procès s’il la compromet.

Il les « trimballe », comme elle dit, au bar, au restaurant, au dancing. Ils choisissent les plats les plus chers. Il paie sans broncher.

Et effectivement, elle ramène de l’argent, cherche à savoir ce que Léo peut faire pour sa famille, toute fière d’accroître le confort de sa famille « par le truchement de ma personne ».

« Je m’amenais, triomphante, à la maison, je calculais mes effets et je déclarais : ‘Léo m’a donné cinquante piastres.’ Ma mère s’amenait alors vers moi et me disait : ‘Donne.’ Je n’étais pas si bonne au fond, je me faisais prier : ‘Il n’y a pas de raison.’ Mon frère aîné arrivait à son tour ; lorsqu’on parlait d’argent,(…) il arrivait frémissant, (…) ‘Combien?’ Mon frère cadet déclarait : ‘Je trouve ça dégueulasse.’ Moi, j’avais l’argent sur moi et tant que je l’avais, je connaissais le bonheur. Ça ne durait pas longtemps. ‘Donne-moi cet argent’, insistait ma mère. (…) ‘Donne, je te le rendrai.’ Jamais elle ne me rendit quoi que ce soit la pauvre. (…) Je me faisais prier, c’était une manière de vengeance. Pendant un instant je vivais l’illusion du pouvoir. (…) L’argent exerçait sur elle un attrait extraordinaire. Lorsqu’elle savait que j’en avais,elle entrait dans une sorte d’hypnose. (…) ‘Donne [!]’ (…) Je voulais savoir jusqu’où, jusqu’à quelle extrémité irait ma mère, j’éprouvais une joie terrible à constater que les limites de son injustice s’éloignaient chaque jour davantage. (…) le moment où je devais donner l’argent arrivait toujours : ‘Tu vas me le donner immédiatement’ la main était tendue au-dessus de mon visage, prête à tomber. Je donnais. L’argent était enfermé dans le sac. (…) À partir du moment où Léo me donna de l’argent, les injures de mon frère se nuancèrent. De ‘morpion’ je passai au stade de ‘grue’, ‘fille entretenue’ et ‘chienne qui couche avec les indigènes’. »

(Cahiers de la guerre,p. 69-70).

Le baiser de Léo

Venons-en maintenant à sa relation d’amour, de désir, de jouissance avec Léo.

« Je ne couchai qu’une seule fois, au bout de deux ans de supplication. »

Était-elle amoureuse ?

« J’étais amoureuse à ma façon. (…) j’étais amoureuse de Léo-dans-sa-Léon-Bollée. Assis dans sa magnifique limousine, il me faisait un effet considérable et auquel je ne m’habituais pas. J’étais amoureuse de Léo lorsqu’il payait les dîners froids et le champagne des boîtes de nuit. Il le faisait avec une désinvolture qui m’allait droit au cœur. »

Il y a, aux alentours des pages 80 à 88, deux scènes capitales qui me font dire que c’est là, à 16-17 ans, qu’elle se sépare de la place d’objet, d’instrument de la volonté maternelle.

Il y a d’une part, la scène du baiser, dont elle ressent un profond dégoût, une immense répulsion, où tout son corps se raidit dès qu’elle sent ses lèvres et sa salive. Aussitôt, elle crache et recrache. Ça, c’est une scène, qui pourrait l’apparenter au dégoût hystérique.

Mais il y a une autre scène, vraiment très intéressante, où elle voit sur une photo comme le cadavre de Léo, et voit que c’est avec ça que sa mère veut la marier. Et là, le désir de vivre de Marguerite dit non.

Léo, imagine-t-elle, c’est celui qui va lui permettre, avec sa richesse, de sortir de sa misère, de partir en France, de rouler en limousine, de s’habiller chez les plus grands couturiers, etc. Puis, dit-elle, de connaître l’amour … avec un autre homme. Elle accepte ses sorties, les bars, les dancings, les cinémas.

Il la désire. Et son désir fait monter le sien. Elle aime être désirée. Mais peu importe par qui : ce peut être n’importe qui. Il lui dit qu’il l’aime. Elle sent ses bras qui l’enlacent, ses mains qui la caressent, et éprouve un immense apaisement. Par son désir, par ses mots d’amour, elle se sent réconciliée avec le monde : « Je n’avais éprouvé cette plénitude qu’avec mon frère cadet. » Amour et désir incestueux qu’elle reconnaît.

« Lorsqu’il me disait qu’il m’aimait, je ressentais une espèce de générosité violente me pénétrer. »

Il l’aime, il le lui dit, elle demande qu’il le répète. Mot clé, effet magique, sensation de vertige, pensant être l’unique aimée, et ce pour la vie. Mots qu’il n’aurait pu dire à quelqu’un d’autre, sans déshonneur et honte, lavés seulement par le suicide.

« Je recevais ces mots d’amour comme on reçoit le vent, les yeux fermés avec l’attention de tout son être. » (…). Même aux moments où je me sentais la plus étrangère [à lui], la plus close à Léo, ces mots m’ouvraient et je devenais bonne avec lui. »

(Cahiers de la guerre, p.85)

Puis, par surprise, il l’embrasse, ses lèvres se collent aux siennes, sa salive se mélange à la sienne. Tout à coup, son corps se raidit. Elle n’est plus que répulsion, dégoût, rejet. Crache, se frotte les lèvres avec un mouchoir, recrache sans cesse.

Avoir été embrassée par cette laideur, cette horreur, cet être misérable, ce « fœtus »,comme l’insultait le frère aîné — dégoût !

« Léo a déclenché en moi une machine à fabriquer de la lucidité. J’y voyais clair, j’étais embarquée dans la vie avec cet être informe qu’était Léo, et je ne pouvais en sortir. Je ne pouvais sortir de rien : c’était ça peut-être que d’être finie. »

Et là, elle refuse. Sa machine à fabriquer de la lucidité dit : Non ! La vie du désir plutôt que d’être l’objet de la folie de la mère. Le dégoût de Léo et la vision de son cadavre, ont enclenché la fonction de séparation. Non, elle ne restera pas à Sadec ; non, elle ne se mariera pas avec ce cadavre qui cadavérise ma vie.

Puis, il y a cette autre scène, où elle voit où sa mère, la volonté de sa mère, la coincer comme objet. Là, elle perçoit la folie et la détresse de sa mère.

Cette scène est capitale. Léo avait déjà passé un séjour de deux ans en France. Illui montre des photos, et notamment des photos où il « faisait la fête », avec des filles, des entraîneuses, des prostituées. Il lui montre ces photos,la chambre d’hôtel, les filles, lui la tête sur les genoux de l’une d’entre elle.

« Léo, la tête prise entre les genoux de cette femme, avait les yeux fermés à moitié et ressemblait à un cadavre. Ce fut pour moi une révélation, je me dis que je succédais à ces femmes dans la vie de Léo et, je ne sais pourquoi, cette pensée me provoqua une angoisse comparable à celle que j’éprouvai plus tard à l’idée de la mort. Il m’apparaît alors que Léo était un très pauvre type, et que je passerais ma vie en sa compagnie, que c’était mon lot que d’avoir Léo après avoir eu ma famille et que je n’en sortirais jamais.Cependant, je ne quittai pas Léo pour ça, je ne lui fis même aucune réflexion. Mais après avoir vu cette photo, je vécus un mois entier pendant lequel j’essayais de me familiariser avec l’idée d’un abandon absolu. Je n’en dis rien à ma mère. Je n’aurais pu le faire. C’est par l’intermédiaire de cette photo que je crus comprendre qu’elle m’avait abandonnée, de même que mes frères — elle me laissait s’enfoncer insensiblement dans cette liaison avec Léo, alors qu’elle aurait dû comprendre qu’il ne ferait pas mon bonheur. Non pas que je [crusse]qu’elle m’abandonnait volontairement, mais à cause d’une faiblesse que je sentis illimitée et sans recours, et qui fit qu’à partir de ce moment-là, je l’aimai autrement. » (Cahiers de la guerre, p.80-81)

Nous pouvons dire que c’est à ce moment-là qu’elle se détache de la place d’objet où sa mère voulait la coincer, et que c’est à ce moment-là qu’elle devient sujet, sujet du désir.

A partir de ce moment-ci, elle sera confrontée à son drame subjectif, avoir affaire à une mère folle de qui elle ne reçoit pas cet amour absolu, avoir affaire à un frère aîné qui ment, qui vole, qui frappe, avoir affaire à un frère cadet écrasé par ce frère-là.

Drame subjectif qu’elle va mettre en scène et traiter dans ces différents ouvrages du Barrage contre le Pacifique(1950) à L’Amant de la Chine du Nord (1991).

Et donc l’amant annamite a été une bonne rencontre : il lui a servi de point de rejet pour se détacher.

4 réflexions sur “Marguerite Duras, Le cahier rose marbré

  1. Oh je me réjouis de lire ça, cher Jean-Claude ! Et si tu as, ou veut faire, un truc sur Virginia Woolf (déjà super, la soirée avec Marie-Claude et …., en zoom, je m’en souviens encore), c’est volontiers 😉 Bises valdotaines, Sylvie

    Obtenir Outlook pour Androidhttps://aka.ms/AAb9ysg ________________________________

  2. Merci, cher Jean-Claude, de ces envois aussi informés qu’éclairants. Tu excelles à tracer ces parcours de femmes du détachement d’objet à la jouissance. Celui deDuras m’a particulièrement informé.

    Amitié, Éric

    Envoyé de mon iPhone

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