Le livre des visions
éditions et traductions
L’édition du Livre des visions d’Angèle de Foligno est due à l’abbé M.-J. Ferré, publiée en 1927 aux éditions Droz. L’abbé Ferré a trouvé le plus ancien manuscrit, l’a comparé aux autres manuscrits, et a édité le texte latin avec la traduction française en regard. L’abbé Ferré a aussi écrit deux petits livres sur Angèle de Foligno (dont un sous le pseudonyme de Louis Lecleve) : La spiritualité de Sainte Angèle de Foligno et Vie et œuvre de Sainte Angèle de Foligno.
Il existe d’autres traductions françaises, celle de Ernest Hello, publiée aux éditions du Seuil, dans la collection de poche « Points Seuil » et celle de Jean-François Godet, aux éditions Jérôme Millon.
Il existe une édition américaine, avec une préface de plus de cent pages. Il existe une édition italienne, avec un excellent appareil critique.
traductions
Comparons les trois traductions françaises.
Il y a celle d’Ernest Hello, de 1868. C’est la plus ancienne des trois. Elle est très vive, très personnelle, très brûlante. Le lecteur entre dans le texte, et est emporté jusqu’à la fin. Il y a ensuite celle de Ferré de 1927, aux éditions Droz, et enfin celle de Godet de 1995, aux éditions Jérôme Millon. On constate d’emblée une différence entre celle de Hello et les deux autres : elle est nettement plus courte. Et effectivement, le texte a été raboté. Bon nombre d’interventions de Frère Arnaud ont été supprimées.
Car, en effet, qui a écrit ce « livre » ? Ce n’est pas Angèle de Foligno. Certes, elle savait lire mais ne savait pas écrire. Et celui qui, dans le texte, écrit : « Ego frater scriptor », c’est frère Arnaud, son confesseur. C’est lui qui transcrit en latin, depuis l’italien de la fin du 13ème siècle, ses expériences mystiques.
La fonction du frère Arnaud est assez importante. Il lui demande quelque chose (rogare), il l’interroge (quaerere), voire il la force à répondre (cogere), etc.
Dans le texte latin, il accueille ce qu’elle lui demande d’écrire, il lui demande d’expliquer, de développer, s’assure de savoir si ce qu’il a écrit est bien ce qu’elle a dit, etc. Dans la traduction de Ferré, on sent la présence, l’accueil, le soutien de frère Arnaud. Dans la traduction de Ernest Hello, en revanche, ses interventions manquent, et le lecteur lit seulement les réponses d’Angèle.
Quelle est la fonction de Frère Arnaud ? Manifestement, il occupe la fonction de secrétaire, de « secrétaire de l’aliéné », comme dit Lacan en 1956. Angèle se l’est choisi, elle l’a cherché. Elle n’a pas confessé ses péchés au premier confesseur venu. Elle l’a choisi car il pouvait entendre ses péchés, et l’absoudre.
Frère Arnaud écrit sous la dictée d’Angèle de Foligno. Elle lui a demandé de prendre un cahier et d’écrire. Et il se fait docile à sa demande : il écrira toute cette partie (qui s’intitule : le « Mémorial »), sous la dictée d’Angèle.
Quand se rencontrent-ils ? Ils se rencontrent assez tard dans l’élaboration, dans les inventions, dans les trouvailles d’Angèle. Elle le rencontre au « vingtième pas ». Car en effet, ces « confessions », ces « visions », sont composées de deux sections : le « Mémorial » et les « Instructions ». Et le « Mémorial » est lui-même divisé en deux sections, les dix-neuf premiers « pas », puis, après la rencontre avec le frère Arnaud, les sept « Pas supplémentaires ».
Qu’est ce qu’un pas ? Un pas, c’est une mutatio animae, une mutation de l’âme, un changement de position subjective. La traduction de ce terme latin ne se trouve malheureusement pas dans la traduction d’Ernest Hello.
Une dernière chose importante à dire avant d’aborder le contenu du texte. Je voudrais souligner la position éthique d’Angèle de Foligno : l’éthique du bien dire. Ce qu’elle va lui dire, ce qu’il va écrire, n’est pas à la hauteur de ce qu’elle a éprouvé. Ce qu’elle a éprouvé est à la limite du dicible : c’est inénarrable, c’est ineffable, c’est indescriptible, c’est au-delà des mots.
Et dire cette expérience mystique, dire sa relation à Dieu, au Christ, au Saint Esprit, c’est dire mal, c’est dire faux, c’est : blasphémer ! De telle sorte qu’elle dira souvent qu’elle ne se reconnaît pas dans ce qu’il a écrit. Et même quand elle accepte ce qui est écrit, elle dit que ce qui dans cette expérience était si joyeux ou si ardent, est devenu, dans la transcription, fort « insipide ».
Elle naît en 1248. Elle meurt en 1309. Les 19 premiers pas couvrent la période qui va de 1285 à 1291. Les 7 pas supplémentaires vont de 1291 à 1296.
Tous ces dix-neuf pas et les sept pas supplémentaires ont été écrits par frère Arnaud. Après, ce n’est plus frère Arnaud qui écrit la suite, c’est-à-dire les lettres d’Instructions, ce sont d’autres scripteurs.
Bref, onze ans, de 1285 à 1296. Et l’ensemble de ces pas constituent le « Mémorial », c’est-à-dire la relation des expériences mystiques qui vont de la tristesse, des péchés, des ténèbres, à l’amour, à la joie, à la délectation, à la jouissance, à la sécurité de cet amour, c’est-à-dire à la fin de l’égarement du sujet, à la stabilisation du sujet, que l’on peut constater au cinquième et septième « pas supplémentaire ».
Après ces « pas supplémentaires », elle semble avoir trouvé une solution sinthomatique. Elle écrit, fait écrire des lettres regroupées sous le titre : « Instructions », c’est-à-dire, me semble-t-il, que sa trouvaille se transforme en savoir.
Montrons cela : de l’égarement du sujet à une trouvaille qui l’apaise et la met en joie, de la tristesse au gai savoir.
On apprend, dès le Prologue, que chaque pas est une mutation de l’âme, une marche, une avancée dans la voie de la pénitence.
Et effectivement, le premier pas, c’est la connaissance, la reconnaissance de son état de pécheresse. Le premier pas, c’est la cognitio peccati, la connaissance du péché. Elle craint vivement que son âme ne soit damnée en enfer (qua anima valde timet ne dampnetur in inferno).
Tout part de cela : elle sait, elle reconnaît son état : elle est en faute, elle a péché. Comment en vient-elle à traiter cela ?
La réponse vient dans le second pas : par la confession, par l’aveu. Mais à qui se confesser ? A quel confesseur avouer ses péchés ? Et là, elle prie et demande à saint François d’Assise de lui trouver un confesseur qui s’y connaisse en péché et puisse l’absoudre. Elle en rencontre un, mais il ne lui convient pas, puis un autre, qui lui convient.
Après la confession, vient le troisième pas, qui est la pénitence, pénitence qu’elle fait en vue de satisfaire Dieu.
Très vite, on assiste au fil des pas, à la constitution de ses différents partenaires (Dieu, saint François d’assise, le confesseur, etc.) qui vont l’aider à traiter ce qu’elle éprouve, traiter cette cognitio peccati, cette âme qui ressent honte et amertume.
Et ces différents partenaires font des apparitions et lui parlent. Le quatrième pas, en effet, c’est la réponse divine, c’est le don de la miséricorde : Dieu lui concède le pardon, et l’extrait de l’enfer. Elle parle ici de recognitio divine misericordie, la reconnaissance de la divine miséricorde. Aussitôt, elle voit plus claire, elle est éclairée, elle est illuminée (illuminata). Elle pleure, et s’inflige (affectat) une pénitence plus dure, plus sévère, plus aiguë.
L’âme ainsi éclairée (illuminata) fait la cognitio sui, la connaissance d’elle-même, et mesure l’étendue de ses fautes. En effet, elle ne voit en elle que défauts : nichil videt in se nisi defectus. Et alors, tunc, elle se condamne elle-même, condempnat seipsam, devant Dieu, a Deo, parce qu’elle se sent très certainement, certissime, digne de l’enfer, digna inferno.
Ces pas, ces mutations de l’âme, ces changements de position subjective ,décrivent la trajectoire du sujet dans la structure.
Angèle de Foligno nous dit comment elle a avancé pour traiter ce qu’elle a éprouvé là.
Le septième pas poursuit le sixième, celui de l’illumination de la grâce, où elle mesure l’étendue de ses péchés, des offenses faites aux créatures. Elle prie, elle prie avec un grand feu d’amour (cum magno igne amoris), et demande que ces créatures offensées ne l’accusent pas. Elle prie afin que, morte, les saints et la Vierge bienheureuse la rendent vivante.
Or, pendant cette prière, septième pas, ses regards se tournent vers la Croix, et elle voit « le Christ mort pour nous » ( Dabatur michi respicere in crucem, in qua videbam mortuum Christum pro nobis)
Ici, après Dieu, après le confesseur, vient ce partenaire central, capital, fondamental, le Christ crucifié, qui est la clé de sa solution sinthomatique. Car de fait, que s’opère-t-il avec ce Christ mort pour nos péchés ?
Il lui est donné, dans le huitième pas, une connaissance supérieure (major cognitio) de la façon dont le Christ est mort pour nous, est mort pour nos péchés. Et voici ce qu’elle dit en voyant ce Christ crucifié : « Je sentis que je l’avais moi-même crucifié. » Le sujet se met en position de cause du défaut du monde.
Il me semble qu’avec la rencontre de Croix, avec le Christ en Croix, Angèle de Foligno traite deux choses.
D’une part, sa culpabilité, ses péchés. Il y a, en effet, comme une translation :
1°/ Elle commet un péché (on ignore lequel). 2°/ Elle fait pénitence. 3°/ Et en retour espère une indulgence, espère obtenir le pardon.
Mais ici, avec la rencontre du Christ en Croix, c’est comme si le détachement de la faute, « l’extraction de l’enfer », s’opère par le détour du Christ.
La faute est reprise, assumée par le Christ en Croix. C’est par sa crucifixion qu’il rachète les fautes des hommes. Et il lui répond : « Je me suis crucifié pour toi. » Ça, c’est le premier point : la translation de la faute.
Puis, le second point, c’est qu’il s’est crucifié par amour.
Ici, il me semble que se trouve traité autre chose : l’amour, la relation amoureuse, le lien à l’autre, qui supplée, comme dit Lacan, au non rapport sexuel.
Et il me semble que la figure du Christ, c’est-à-dire l’incarnation humaine de Dieu, concentre en elle ces deux points. : le traitement de la faute, du péché ; et le traitement du non rapport sexuel.
Elle fait un usage imaginaire de cette figure christique : ce qui est de l’un est de l’autre.
Je reviens à ce huitième pas, si central.
Aussitôt, par la connaissance de la Croix (in ista cognitione crucis), où elle réalise que le Christ s’est crucifiée pour elle (pro me, pour moi), c’est-à-dire où elle-même se met en position de cause de ce qui est en jeu, en cause de sa crucifixion, elle se dépouille de tous ses vêtements, et, nue, entièrement nue, s’offre toute à lui. Bref, elle s’en fait son partenaire amoureux, voire sexuel — mais « chastement ». Elle lui promet de garder la chasteté perpétuelle (servare perpetuam castitatem), et de ne l’offenser avec aucun ses membres.
Ce huitième pas me semble assez capital, car elle dit que le Christ s’est crucifié pour elle. Et aussitôt elle ressent un feu d’amour qui à la fois la pousse à se donner totalement à lui, et à la fois à tenir une promesse d’être chaste à jamais.
En quoi consiste cette « connaissance de la croix », cette « voie de la croix » (via crucis) ? Certes, à se dépouiller de tous ses biens, à se détacher de tous ses anciens liens, et à se donner corps et âme à l’Autre. D’où le fait qu’elle se déshabille et se donne au Christ. D’où aussi le fait qu’elle vende, elle, la noble, la riche, ses biens, ses propriétés, son château. D’où aussi le fait qu’elle émette le souhait de voir mourir sa mère, son mari, ses enfants — qui mourront, en effet, selon la volonté de Dieu (volonte Deo), en ce que tout cela, ces liens familiaux, ces biens matériels, sont autant d’obstacles à la voie de la croix.
En accomplissant ce dépouillement, ce dépouillement des liens, des biens et de soi-même, alors son cœur libre pourra se donner totalement et pour toujours dans le cœur de Dieu, et le cœur de Dieu en elle.
Bref, non seulement par le Christ en croix, elle en vient à traiter ses péchés, en ce que lui-même les prend sur lui, et se crucifie pour racheter ses fautes, mais en outre, en l’aimant ainsi, elle en fait son partenaire amoureux et chaste.
Ce que je constate, c’est la réciprocité, c’est comme si par une invention imaginaire, où i(a) vient couvrir le mauvais, le kakon, l’(a), comme si cette opération imaginaire lui permettait de translater ses péchés sur le Christ, qui, par la crucifixion, opère le rachat des fautes, et notamment de ses fautes à elle, et par là, l’en allège, et lui permet de se séparer du kakon qui était en elle, et qui lui faisait dire qu’elle était digne de l’enfer.
Et les neuvième et dixième pas suivants viennent consolider cette réciprocité imaginaire.
Elle a trouvé la voie de la croix.
Dans un rêve, le Christ lui parle, lui montre une à une toutes les blessures qu’il a endurées, et il ponctue : « Tout cela, je l’ai supporté pour toi. » (Hec omne pro te sustinui.) et par là il rachète ses fautes. Mais, malheureusement, ses fautes, ses péchés lui reviennent à la mémoire, et lui causent une douleur plus vive que jamais. Elle pleure, et les larmes sont si brûlantes qu’en coulant le long du visage, elles lui brûlent la peau.
Le dizième pas indique les conditions de la venue à la croix : et notamment de devenir pauvre, de tout abandonner, de tout vendre — ce que lui déconseille son entourage. Mais la voix de Dieu la rend plus ferme dans sa décision. Elle sent qu’en abandonnant tout, en se dépouillant de tous ses biens, elle plaît davantage à Dieu.
Mais le doute subsiste, et, au treizième pas, elle demande un signe certain, comme quoi la passion du Christ se trouve pour toujours gravée dans sa mémoire. Elle ressent un doute : c’est dire la fragilité de sa construction, ça tient un temps, puis ça s’effondre.
Et là, elle a, à chaque fois, des visons.
Quatorzième pas. Elle se tient en oraison, et le Christ lui apparaît clairement sur la Croix, et lui donne une plus grande connaissance de lui. Il l’appelle, lui dit de poser ses lèvres sur le côté blessé, de boire son sang encore tout chaud, et ainsi de se purifier. « Le Christ me faisait comprendre que dans ce sang il me purifiait. » Cette Passion du Christ lui cause une immense tristesse (tristitia), mais en même temps, une immense joie (laetitia). Car que veut-elle à ce moment-là ? Elle veut subir la même chose que lui — en pire. « Je priai le Seigneur de me faire répandre tout mon sang pour lui, comme il avait répandu le sien pour moi ; je résolus par amour pour lui de vouloir que tous mes membres souffrissent une mort plus honteuse (magis vilem, plus vile) que la sienne dans sa passion. » Elle veut, comme lui, se faire crucifier, mourir dans un endroit mal famé.
Le pas suivant, le quinzième : je ne sentais pas encore la douceur divine, (dulcedinem divinam), quand je fus tirée de cet état de la manière que voici. Mutata fui : je fus transformée.
Le seizième pas dit cette mutation. En priant Notre Père, elle ressent que Dieu lui met dans le cœur une intelligence de la profonde bonté divine. Elle éprouve une grande consolation, elle goûte la douceur divine. Et pendant sa prière, elle lève les yeux vers la Vierge et demande le pardon de ses péchés.
Et le dix-septième pas lui fait dire : « Je voulais faire une plus grande pénitence. Je m’ensevelis alors dans la passion du Christ et l’espérance me fut donnée qu’il me délivrerait. » A ce moment-là, elle reçoit de plus en plus des consolations de ses songes, et une plus grande douceur de Dieu.
Le pardon, la grâce vient de l’Autre, de la transcendance de l’Autre, de l’Autre radicalement Autre. L’énoncé qu’elle entend de la bouche de l’Autre, l’impératif qu’elle entend, c’est : Tu dois te dépouiller de tout, tu dois te détacher des choses du siècle, et ta volonté doit entièrement se réduire à la volonté divine. Et quand elle réalise cela, elle éprouve une grande délectation divine (delectatio divina), et une joie immense (sentiebam maximam laetitiam).
« C’est avec une grande joie que je me les rappelle encore aujourd’hui. Il me resta une si grande certitude, une si grande lumière, un si ardent amour de Dieu, que j’affirme en toute certitude qu’on ne prêche rien de la délectation de Dieu. Les prédicateurs ne peuvent pas la prêcher ; ils ne comprennent même pas ce qu’ils en prêchent. Au reste, mon guide me l’avait dit pendant la vision. »
Les doctes, les clercs, les prédicateurs qui n’ont pas eu accès à cette présence divine, à cette bonté divine, à cette miséricorde divine, ne comprennent pas l’expérience mystique qu’elle a vécue. Bon nombre de mystiques tiennent de tels propos: il y a les mystiques (qui sont du côté de l’expérience) et il y a les clercs (qui son du côté du savoir).
Lors du dix-huitième pas, elle poursuit ses pratiques de pénitence. Mais certains la considèrent comme une folle, comme possédée du démon.
Il lui est donné de voir, pendant la prière de Notre Père, la divinité et l’humanité du Christ. Elle ressent alors une consolation, joie, jubilation. Elle tombe par terre, perd l’usage de la parole.
On voit comment ses visions ont un effet immédiat sur le corps. Elles affectent le corps. Jubilation de l’âme, effondrement du corps.
Lors du vingtième pas, elle hurle dans l’église, parce qu’elle a appris que l’homme qui s’était converti après l’avoir rencontrée, qui avait vendu tous ses biens, animé par Dieu sur ses exhortations, était mort en voyage.
Ce vingtième pas, c’est le pas où le frère Arnaud fait son entrée.
Il veut savoir pourquoi elle crie ainsi, veut connaître la cause de ses cris, volens scire causam clamoris.
Il lui demande, il la prie, il la conseille, il la force de tout lui dire. Elle accepte de lui répondre, pour autant qu’il promet de rien dire à quiconque. Et là, elle commence à lui révéler les secrets divins, manifestare secreta divina.
Et là où, auparavant, le frère Arnaud doutait d’elle, se demandait si elle n’était pas sous l’emprise d’un esprit mauvais (malo spiritu), il éprouve maintenant une grâce de Dieu spirituelle, sans exemple dans sa vie, et se met, tout rempli de crainte et de respect, à écrire ses différents témoignages.
Viennent alors les sept pas supplémentaires.
Le frère Arnaud, le secrétaire, qui est à l’écoute de l’élaboration d’Angèle de Foligno, élaboration subjective qui s’appuie sur les discours de l’époque, le discours de la religion chrétienne, Dieu qui s’est incarné, qui a envoyé son Fils aimé pour racheter la faute des hommes, ce frère accueille ses élaborations, lui demande de lui décrire les choses, comment la voix lui a parlé, à quoi ressemblait la Trinité, etc.
Et ici, il lui demande de s’expliquer : pourquoi elle a crié dans l’église ?
Pendant tout le trajet pour aller à l’église, elle a entendu la voix du saint Esprit lui parler : « Ma fille, mon épouse, que tu m’es douce. Je t’aime beaucoup (ego diligo te multum). Je me suis reposé en toi, repose-toi maintenant en moi. » Il l’accompagne pendant tout le trajet, lui dit qu’il ne cessera de lui parler.
Entendant cela, elle songe qu’elle pourrait en tirer une « vaine gloire » et pécher par orgueil. Du coup, tous ses péchés et ses vices lui reviennent à la mémoire, même si elle ressent en elle une humilité jamais ressentie auparavant. Aussitôt, il la rassure, lui dit qu’il s’est sacrifié pour elle, qu’il avait faim et soif d’elle, qu’il a répandu son sang pour elle, tellement il l’a aimée. Cependant, elle ne se sent pas digne de ce sacrifice ni de cet amour, ne se sent digne que d’une chose : brûler en enfer. Et là encore une fois, il doit la rassurer, lui dit qu’il est au dedans d’elle, qu’il ne la quittera jamais si elle, en retour, l’aime.
Frère Arnaud lui demande ce qu’elle voyait : « Je voyais une chose pleine, une majesté immense, que je ne saurais exprimer, mais il me sembla que c’était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de paroles douces en s’éloignant ; elle s’éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. »
Mais voilà, arrivant à l’église, cette voix la quitte. Elle sent abandonnée, crie, vocifère, se jette à terre, etc. : « Amour, amour, pourquoi m’abandonnes-tu ? »
Puis, elle rentre chez elle, Dieu réapparaît, avec une extrême douceur, et lui parle : « Je te donne ce signe que c’est moi qui te parle et qui t’ai parlé, je te donne, dis-je, la croix et l’amour de Dieu au-dedans de toi ; et je te donne ce signe pour l’éternité. » Elle sent cette croix au plus profondément de son âme, et son âme se liquéfie dans l’amour de Dieu.
Elle ressent une douceur paisible, une ineffable consolation, douceur et consolation telles qu’elle veut mourir à ce monde.
Mais là encore Dieu intervient, la conversation (collocutio) continue, et il lui dit : « Tu es l’anneau de mon amour, je te tiens étroitement, tu ne me quitteras plus désormais. Recevez, toi et ta compagne, la bénédiction du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Là, elle ressent plusieurs sensations, de douceur, de délectation, d’apaisement, mais qu’elle ne peut traduire en mots : c’est ineffable, inexprimable, indicible. « Et depuis lors, la fidèle du Christ communiqua bon nombre de secrets divins (plura de divinis secretis) à sa compagne. »
A certains moments aussi, sa compagne voit la fidèle du Christ in excessu mentis, en extase, l’esprit ravi.
Frère Arnaud (qui dit de lui-même : « Moi, frère indigne ») lui demande : comment la voix lui a parlé ? A quoi ressemble la trinité, etc. ? Elle se met à réfléchir, élabore, répond. Mais ses questions, ses interrogations, introduisent en elle un doute, une vacillation subjective. Heureusement, elle se fait aider par la voix divine, qui lui dit quoi répondre.
Le moment d’extase le plus fort, la séquence de sensations les plus intenses, sont ceux où elle voit la Croix du Christ, c’est-à-dire le partenaire qu’elle s’est construit, par lequel elle traite ses différentes questions, la faute, les péchés, le kakon, qu’elle éprouve en elle. Et lui-même répond en disant qu’il s’est sacrifié pour elle, qu’il l’a lavée de toute faute, qu’il l’a extraite de l’enfer, que lui-même digne l’a rendue digne. Ça, c’est un versant.
Et l’autre versant met en forme une réponse au non rapport sexuel, c’est-à-dire lui sert à construire le couple qu’elle forme avec lui. Il dit qu’il l’aime, il lui donne l’anneau, lui promet un amour éternel. Il est en elle comme elle est en lui. Et cette présence du Christ se manifeste à différents moments, notamment par la Croix du Christ et par l’élévation de l’hostie.
Et là, l’incorporation du corps du Christ, sous la forme de l’hostie, peut être metonymisée, si je puis dire, et notamment, plus tard, quand elle lave les pieds des lépreux et boit l’eau de la bassine. Et elle dit que ces bouts de peau coincés dans la gorge sont comparables à l’hostie, au corps du Christ.
Alors effectivement, on peut dire que c’est très bizarre, que c’est à la fois mélancolique (en se disant indigne et ne méritant que de brûler en enfer), érotomaniaque (de se dire que le Christ s’est crucifié par amour pour elle), masochiste (de s’infliger de telles douleurs), pervers de jouir de la sorte (en buvant cette eau avec les restes des peaux de lépreux).
On se revoit le mois prochain, juste après les Pâques, la Passion du Christ, ce qui ne nous éloigne pas trop de ce que Hadewijch d’Anvers et Angèle de Foligno nous disent de leur jouissance avec le Christ.
Et je continuerai à vous parler d’Angèle de Foligno.