Des quatre discours à l’invention sinthomatique de Joyce

Séminaire Retour sur Joyce – 17.11.2021

Table des matières
Un discours à partir des éléments fondamentaux du sujet
La double causation du sujet
Le discours du maître et le discours de l’hystérique
Une lecture de l’histoire occidentale à partir des quatre discours
Le discours de la science et discours du capitalisme
Forclusion et perversion généralisées

Cet été, j’ai lu d’affilée quatre séminaires de Lacan (1), les uns à la suite des autres, et s’est dessiné pour moi un fil qui m’a permis de voir comment Lacan passait des « quatre discours » à lŒdipe, au père, puis au Un, puis au « Il existe un Un qui s’excepte de la castration », un Un « qui dit non à Φ(x) », d’où se déduit le « ∀x Φ (x)  », à savoir que tous les autres sont soumis à la castration.

C’est ce fil que je voudrais dérouler avec vous.

Par quelles questions, par quels concepts, Jacques Lacan passe-t-il de L’envers de la psychanalyse à  D’un discours qui ne serait pas du semblant, à …ou pire, à Encore? Quels fils relient ces séminaires ? Quelle est l’élaboration sérieuse, celle qui fait série, et cerne un réel ?

Nous verrons que l’une de ses questions tourne autour du Un, du passage de S1 à l’Un.

Tout au long de ses avancées, Lacan trouvera à articuler ces éléments :

  • Le sujet dans son rapport à l’objet perdu, $ ◇ a ;
  • le sujet dans son rapport au père, qu’il formalisera par le Un, le « il existe un Un qui n’est pas soumis à la castration », le Père de la horde primitive ;
  • et le rapport du sujet à la castration, à moins phi, $ ◇- φ.

Et on va voir comment, déjà dans son séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, et surtout dans … ou pire, c’est avec les éléments fondamentaux du sujet, $, S1, S2, a que Lacan définira ce qui, dans Encore, formera la partie gauche du tableau des formules de la sexuation, la partie mâle, la jouissance mâle.

Les formules de la sexuation

A partir de quoi, il définira la sexuation féminine, par une triple négation:

  • l’une portant sur le quanteur,  ;
  • l’autre sur le La de la femme, ;
  • et la troisième sur le grand A  : , pas de garantie, pas de complétude, etc.

Plus tard, après Encore, Jacques Lacan construira les nœuds borroméens qui, mis à plat, vont lui permettre de situer l’objet petit a, coincé par ce nouage, la jouissance phallique, l’Autre jouissance, le corps, le sens, etc. A partir de cette élaboration, de cette construction de nœuds, Lacan va situer l’invention sinthomatique de James Joyce. On examinera ce qu’il en est de cette invention : l’écriture de l’ego de Joyce, le « se faire un nom » à partir duquel Joyce pourra réarticuler le nœud imaginaire, non attaché aux deux autres.

J’aimerais donc parcourir cette trajectoire : l’élaboration de Lacan qui va des quatre discours aux nœuds borroméens.

Un discours à partir des éléments fondamentaux du sujet

Commençons par ouvrir le séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse, où Jacques Lacan développe les quatre discours. 

Mais qu’est-ce qu’un discours selon Lacan ?

Ce sont quatre éléments qui s’articulent entre eux sur quatre places (la vérité refoulée, l’agent qui commande, l’adresse à l’autre, la production).

Reprise dans « Radiophonie » par Jacques Lacan des schémas structuraux des quatre discours de L’Envers de la psychanalyse

Et quels sont ces éléments ?

  • Il y a la chaîne signifiante, S1-S2 ;
  • il y a le sujet barré, manque-à-être, manque-à-jouir, ;
  • il y a l’objet pulsionnel a.

Ce sont précisément les éléments par lesquels Lacan, dans son écrit de 1964, « Position de l’inconscient », définit le sujet.

La double causation du sujet

Dans « Position de l’inconscient », Lacan pose que le sujet advient par ce qu’il appelle une double causation : l’aliénation au signifiant et la séparation d’avec l’objet.

Il y a le sujet aliéné aux signifiants, que Lacan écrit :

Et il y a l’objet dont il est séparé, auquel le sujet noue une relation qui constitue son fantasme et autour duquel tourne sa pulsion. L’objet petit a, en termes freudiens c’est « l’objet  perdu », l’objet que Freud décline sous les guises de l’objet oral, de l’objet anal, série à laquelle Lacan ajoute l’objet scopique et l’objet invoquant.

Mais dire que cet objet est séparé, c’est mettre l’accent sur une structure psychique, puisque nous définissons la névrose par ceci que le sujet est séparé de cet objet, tandis que nous définissons la psychose en tant qu’il y a non-séparation de l’objet.

Miller, dans Ouverture de la section clinique (1), a posé la question à Lacan de savoir si les quatre termes valent aussi pour la psychose. Lacan lui a répondu que oui. À ceci près que, pour la psychose, il y a forclusion d’un S1 et non séparation de l’objet. 

Schéma de la distinction des structures entre névrose et psychose,
à partir de la double causation

Névrose : il y a le Nom-du-Père, il y a castration, il y a séparation de l’objet

Névrose
Nom du Père / Castration / Perte de l’objet

Du fait de la perte de l’objet côté Autre, le sujet investit cet Autre libidinalement ($ ‎→ grand Abarré).

Psychose : forclusion du Nom-du-Père, forclusion de la castration, non séparation de l’objet

Psychose
Forclusion du Nom du Père / Forclusion phallique / Non-séparation de l’objet

Ici le sujet est l’objet (S≡a), il est objet de la volonté de jouissance mauvaise de l’Autre (S non barré ← grand A non barré).

On lit ici clairement la structure de la mélancolie (le sujet est l’objet déchet) et celle de la paranoïa (le sujet est objet persécuté par l’Autre). De là, se déduit la structure du passage à l’acte : quand le sujet est réduit à l’objet : S≡a, il passe à l’acte  : sur lui-même, quand il est mélancolique, et se suicide  ; sur l’autre, quand il est paranoïaque, et frappe.

Dans la névrose, le rapport du sujet à l’objet perdu, en vue de le récupérer, c’est en quelque sorte la fonction du fantasme. Et si nous nous reportons au séminaire Encore, nous voyons que $ ‎→ a, c’est ce par quoi Lacan définira, en partie, la sexuation masculine.

Bref, Lacan construit un discours à partir des éléments fondamentaux du sujet, $, S1, S2, a. Un discours, c’est l’articulation de ces quatre éléments fondamentaux du sujet, construits à partir de l’expérience psychanalytique. Est-ce à dire que ce discours est défini à partir
— de la clinique différentielle : la névrose ?
— et d’une des sexuations, la sexuation mâle ? 

Lacan ne construit pas le discours du maître à partir des traités de philosophie politique, ou de la différence des régimes politiques ou à partir de l’histoire du droit public. Il ne construit pas non plus le discours universitaire à partir de la naissance de l’université, que ce soit à Paris, Bologne, Salamanque, Louvain, Oxford, et de leur métamorphose moderne, par exemple napoléonienne, pour le cas de la France. Lacan construira le discours de l’analyste, à partir de cette élaboration de la structure du sujet, et éclairer « à jour frisant » les autres discours, le discours du maître, et le discours de l’hystérique, puis enfin le discours universitaire.

Le discours du maître et le discours de l’hystérique

Commençons par les discours du maître et le discours de l’hystérique, qui font la paire. Je vous parlerai plus tard du discours universitaire, à propos duquel Lacan nous fait part de son embarras. Embarras qui se perçoit, ne fût-ce que par le caractère problématique des multiples définitions qu’il énonce sur ce discours au fil de son séminaire.

D’où vient l’expression de discours du « maître » ? On peut affirmer sans trop d’hésitation que cette expression vient d’un philosophe que Lacan connaissait depuis les années 30 : il s’agit de Hegel, de sa Phénoménologie de l’esprit, écrite en 1806, lue et commentée dans le cours de Kojève, 1933 à 1939, cours auquel Lacan a assisté. Il existe deux ou trois autres grands commentateurs de La phénoménologie de l’esprit : Jean Hippolyte, Pierre-Jean Labarrière et Gwendoline Jarzick, Jean-François Marquet.

Le maître commande, le maître domine. Lacan l’écrit : S1. Dans La phénoménologie de l’esprit, le maître domine l’esclave, car ce dernier, lors de la lutte à mort, a préféré vivre, a préféré arrêter la lutte : il a vu le maître absolu, la mort, et a préféré rester attaché à la vie, c’est-à-dire à son corps, c’est-à-dire à son animalité, tandis que le maître était prêt à sacrifier sa vie, son animalité, pour une idée : être reconnu comme quelque chose de plus spirituel, de non animal, comme « conscience de soi ». L’esclave, ayant reculé à sacrifier sa vie, ayant choisi son animalité, va se soumettre au maître, va travailler pour le maître. D’emblée s’opère une opposition : l’un commande, l’autre travaille. Sur les quatre places, cela s’écrit : l’agent commande, l’autre travaille, et produit des objets de jouissance:

On trouve cette petite séquence dans la première partie de La phénoménologie de l’esprit, dans la partie intitulée « Conscience », avant celle de la Raison et de l’Esprit. Cette première séquence a fort marqué Lacan puisqu’il l’a utilisée pour construire son concept de moi, de sujet, de désir — de l’autre ou de l’Autre. Pas de premier terme sans relation dialectique avec l’autre terme qui le définit. Le moi se constitue par identification à l’image de l’autre dans le miroir, le sujet se constitue par relation dialectique au grand Autre, le désir du sujet est désir de l’Autre, l’inconscient est discours de l’Autre, etc. Autant de concepts qui dérivent du schéma dialectique de Hegel. Ça, c’est pour la partie consacrée à la conscience.

Mais la deuxième partie de La phénoménologie de l’esprit porte sur l’histoire de l’Esprit en Occident, sur la façon dont l’Occident s’est en quelque sorte désaliéné, libéré. Et ce livre, écrit en 1806, finit sur la Révolution française, sur l’articulation entre ce que le Peuple veut et ce que la loi objective lui dicte, l’oblige à faire ; cette Phénoménologie de l’esprit finit sur l’articulation entre le particulier du désir et l’universel de la loi, entre le subjectif et l’objectif. Et quand il y a adéquation des opposés, Hegel suppose qu’il y a alors satisfaction de tous et de chacun. Il dit tout ça, en partant de la tragédie grecque, de l’opposition entre la loi non écrite, souterraine, féminine (Antigone), et la loi de la cité, la loi objective, masculine (Créon), puis, en continuant avec le droit romain, la personne juridique dont l’individualité est abolie, au profit de la pure forme juridique, ensuite il poursuit avec le christianisme, puis avec l’Aufklärung, avec les Lumières du XVIIIe, etc. Voilà ce que Hegel dit en 1806. 

Trente ans plus tard, dans les années 1840 et quelque, le jeune Marx, lui dira que c’est très bien cet esprit qui se développe au fil des siècles, mais que Hegel a oublié une chose, à savoir les conditions matérielles de cet Esprit, et que s’il y a liberté chez Hegel, s’il y la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en 1789, cette liberté est seulement juridique, est purement formelle, tandis que les nouveaux esclaves, les prolétaires, dans cette société du XIXe siècle qui subit de plein fouet la révolution industrielle, ne sont pas libres du tout. L’égalité est formelle au niveau juridique, mais elle n’est pas réelle au niveau économique. Et le moteur de l’histoire, pour Marx, ce n’est pas l’inadéquation entre le singulier du désir et l’universel de la loi, mais les conflits, les luttes entre classes, entre ceux qui ont le capital, les moyens de production, et ceux qui n’ont que leur bras. Marx va alors charger le prolétariat d’une mission, l’abolition de l’État, la fin de la lutte des classes. C’est insuffler du sens religieux, lui rétorquera Lacan

Une lecture de l’histoire occidentale à partir des quatre discours

Pourquoi je vous raconte ça? C’est qu’on voit, en effet, quand on lit ce séminaire, L’envers de la psychanalyse, que Jacques Lacan met aussi l’accent sur l’histoire et sur la politique.

Nous pouvons dire que ce séminaire de 1969-1970, qui vient après Mai 68, est effectivement un séminaire politique, au sens où Lacan articule la psychanalyse, le discours psychanalytique à l’histoire de l’Occident, et à la politique, à la mutation que le politique subit depuis le XVIIIe, comme conséquence de l’avènement du discours de la science et du capitalisme.

Il me semble, en effet, que Lacan s’inscrit dans cette préoccupation : lire l’histoire de l’Occident non pas à partir de la lutte des classes, par exemple, mais — et c’est là sa nouveauté, qui provient de son expérience psychanalytique — à partir des quatre discours (voire à partir de six discours, puisqu’il construira aussi deux autres discours, le discours de la science et le discours du capitalisme), discours dont les éléments fondamentaux sont ceux du sujet tel que le construit l’expérience psychanalytique.

Le maître, dans le discours du maître, ne sait pas. Et il n’a pas à savoir : il commande à l’esclave de produire des objets de jouissance, car l’esclave, lui, a un savoir-faire, c’est lui qui détient une certaine technique, un art de la fabrication.

A partir de cette opposition simple entre le maître qui commande et l’esclave qui travaille, l’esclave qui produit, et il produit parce qu’il sait comment produire, Lacan va critiquer l’opération philosophique. Il le fait en plusieurs endroits de ce séminaire. L’opération philosophique consiste à voler le savoir de l’esclave. Comment ? En transmutant le savoir-faire technique en savoir épistémique. Il ne se réfère pas qu’au dialogue de Platon, le Ménon. Il se réfère à d’autres auteurs, mais il me semble que les exemples qu’il répertorie appartiennent davantage au domaine mathématique qu’au domaine philosophique.

Il y a une autre critique qu’il émet à l’égard de la philosophie : c’est d’avoir séduit le maître, de lui avoir insufflé un désir de savoir, qui déstabilisera la place du commandement, puisque ce désir introduit de l’Autre, et notamment, l’Autre hystérique, qui l’enjoint à produire un savoir. Lacan se réfère là à Socrate, aux dialogues socratiques de Platon, aux dialogues aporétiques. Mais la naissance du discours de la science articulée au discours du maître, vient bien plus tard, en 1610, avec Galilée (le mathématicien) et Côme (le maître, intéressé par les lunettes d’un point de vue militaire), avec Kepler, avec Descartes, avec Huyghens, avec Newton.

Comment s’introduit le discours de l’hystérique ? Comment passe-t-on de (S1‎→ S2) à ($‎→S1) ?

Soulignons d’abord que Lacan le féminise. L’hystérique est femme, même si l’une de ses références est Socrate. L’hystérique femme met l’accent sur l’objet précieux qu’elle est.

Donc, le discours du maître s’écrit ainsi, l’esclave produisant les objets de satisfaction pour le maître :

Tandis que le sujet hystérique s’adresse au maître afin qu’il produise un savoir sur ce qu’elle est comme objet précieux. Or, il est impossible que ce savoir rejoigne l’objet précieux qu’elle est.

Le sujet hystérique, quand il s’adresse au maître, montre l’impuissance du maître à produire un savoir consistant (Socrate), et un savoir qui rejoigne son être (le sujet hystérique, femme). L’opération de Socrate pointe l’impuissance du maître, pointe chez l’autre un « Tu ne sais pas ». Et une hystérique pointe chez l’autre un impossible à produire quelque chose qui la satisfasse. Bref, là, il y a une faille.

Mais cette exigence du discours hystérique intime au maître à produire quelque chose, et par là déstabilise le discours du maître, le transforme en fonction de ses exigences, notamment d’insatisfaction. Que ce soit au niveau du savoir : « Tu ne sais pas » ; ou que ce soit au niveau de la satisfaction : « Ça ne me satisfait pas ».

Sur base de ces impossibles, Lacan introduit, par permutation, le discours de l’analyste, c’est-à-dire l’objet cause de désir, en place d’agent, qui pousse le sujet à produire les signifiants qui le déterminent.

Mais avant d’en venir au discours de l’analyste qui naît avec Freud en 1895, assez tard dans l’histoire de l’Occident, j’aimerais poser quelques questions.

Est-ce si vrai que ce soit le discours de l’hystérique qui, par ses exigences, fait bouger, transforme, métamorphose, le discours du maître ?

Car si nous prenons l’histoire de l’Occident, ce que fait Lacan, qui articule la rotation, la permutation des discours en fonction de l’histoire occidentale, et pose la distinction des discours entre maître et hystérique dès les Grecs, et si nous prenons l’exemple du christianisme, de Jésus-Christ, de saint Paul, christianisme qui a profondément bouleversé l’Occident, ou si nous prenons l’exemple de Luther, en 1517, on peut difficilement dire que ce soit des sujets hystériques. D’une part.

D’autre part, il n’y a pas que le discours hystérique qui a bousculé le discours du maître. Il y a aussi dans notre histoire, ces deux autres discours, ces deux discours atrophiés, tronqués, le discours de la science et le discours du capitalisme.

Le discours de la science et le discours du capitalisme

Le discours de la science avec Kepler (1609), Galilée (1610), et plus tard, Newton (1687), c’est-à-dire avec l’avènement de la mécanique classique, a mis le monde en équation mathématique, a eu pour conséquence de réduire le monde, l’âme, et l’humain même, à une machine, à quelque chose de mécanisable.

Ensuite il y a cet autre, discours atrophié, tronqué, le discours du capitalisme, qui roule de concert avec le discours de la science.

Dans ses interventions aux universités américaines, Lacan parle étonnamment d’épidémie. Épidémie du christianisme, épidémie de la science. Dans ces interventions aux universités américaines, ces discours sont donc moins ajointés.

Ce sont des discours atrophiés, tronqués, au sens où ils ne font pas lien social, mais où, au contraire, ils perturbent les liens sociaux que constituent les quatre autres discours.

Ces discours perturbent les autres liens sociaux sur des points bien précis.

Le discours de la science isole le sujet, le détache de son lien aux signifiants, et casse le sens commun, détruit le monde commun, comme l’a si bien montré Hannah Arendt en s’appuyant sur Giambattista Vico : l’avènement de la science détruit le sens commun, au profit du « bon sens » cartésien, bon sens qui est purement mathématique. Lacan parle tantôt de forclusion du sujet, tantôt d’isolement du sujet. Le discours de la science touche, fragilise le lien de $ à S1.

Si nous reprenons le schéma de la double causation, nous pourrions écrire l’intervention du discours de la science sur les termes de l’aliénation. Le discours de la science sectionne l’aliénation.

Le discours de la science affecte la relation d’aliénation, forclôt le sujet, le supprime, l’isole.

Le discours du capitalisme, lui, accentue unilatéralement le rapport du sujet à l’objet de jouissance. C’est-à-dire accentue la relation du sujet à son plus-de-jouir, englue le sujet à ses objets pulsionnels, spécialement voix et regard.

Si nous reprenons le schéma, nous pourrions écrire que le discours du capitalisme intervient sur l’objet pulsionnel:

Le discours capitaliste affecte la relation de séparation, forclôt le S1 (qui capitonne) et englue le sujet à l’objet.

Forclusion et perversion généralisées

Et donc, dans la partie haute du schéma, la science forclôt le sujet, sectionne sa relation au S1, tandis que dans la partie basse, le discours capitaliste forclôt le sujet en l’engluant à ses objets de jouissance. On pourrait dire que c’est la forclusion généralisée, la psychose généralisée.

Il faut nuancer.

Le discours de la science, parce qu’il pose qu’il y a des lois scientifiques, des équations mathématiques, vérifiables dans le réel, nécessaires universellement, dans le cadre d’un système, le système terre, par exemple, du même coup semblantise toutes les autres élaborations symboliques, religieuses, politiques, juridiques, etc., qui sont toutes particulières, toutes limitées à un lieu et à un temps précis, ces élaborations, le discours de la science les réduit à des semblants.

Diderot le montre très bien dans son Supplément au voyage de Bougainville ou dans Le neveu de Rameau. (Tous ces philosophes des Lumières ont aussi fricoté avec des despotes éclairés : Voltaire avec Frédéric II  ; Diderot avec Catherine II de Russie : c’est dire le lien entre les philosophes des Lumières, c’est-à-dire le discours de la science, et le pouvoir, c’est-à-dire le discours du maître, mais qui à ce moment-là va être puissamment affecté par le discours de la science.) Les lois scientifiques valent pour toute la planète, elles sont « inscrites » dans la nature, elles sont « nécessaires », tandis que les dogmes religieux, un régime politique, un système juridique, les règles morales, qui nous contraignent, qui restreignent notre satisfaction, ne valent que pour une région bien précise du globe. Et si elles ne sont que du semblant, c’est-à-dire une écriture contingente, non nécessaire, pourquoi devrait-on encore les respecter, ne pourrait-on pas les changer ? Oui, bien sûr, mais au nom de quoi ? Eh bien, au nom de la satisfaction de tous et de chacun. Les Lumières pensent pouvoir se défaire de toutes les anciennes élaborations symboliques, occidentales, particulières,  contingentes, se défaire de la religion chrétienne, de la monarchie absolue, du système juridique (patriarcal), des règles morales (hétérocentrées). Le Woke, la Cancel culture, est en phase avec ce double mouvement des deux discours, de la science et du capitalisme, contre l’ancien discours du maître.

Dans la partie basse du schéma, là où le discours du capitalisme fait s’engluer le sujet à ses objets de jouissance, nous pourrions dire que ce discours du capitalisme exalte les variétés de satisfaction, liées à ces objets, exacerbe l’infinité des jouissances singulières. Et nous assistons là à une sorte de  « perversion » généralisée (or ce concept de « perversion » – ou d’inversion ou de tordu – si l’on se réfère à l’étymologie latine, au « vertere », « se tourner », ne convient plus, puisqu’il n’y a plus de «rection », puisqu’il n’y a pas de jouissance « droite ».)

Ces deux discours atrophiés, tronqués, marchent de concert, désolidarisent le sujet d’un monde commun et d’un sens commun, au profit d’une jouissance singulière. Et poussent les sujets vers l’individualisme et l’utilitarisme.

Et là où, auparavant, les sujets pouvaient s’appuyer sur des discours communs, sur les vertus religieuses, sur les sagesses philosophiques, aujourd’hui ravalées à d’inutiles semblants, ces sujets sont obligés d’inventer les semblants pour traiter le trou dans l’Autre et les excès de jouissance promus par le discours du capitalisme. Ces sujets doivent inventer ce qui va les sectionner de l’addiction.

Jean-Claude Encalado

(Texte et graphiques édités et publiés par Véronique Müller)


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(1)
L’envers de la psychanalyse (séminaire 17, 1969/70),
D’un discours qui ne serait pas du semblant (séminaire 18, 1970/71),
…ou pire (séminaire 19, 1971/72) ,
Encore (séminaire 20, 1972/73).

(2) Lacan J., « Ouverture de la Section Clinique », Ornicar ?, n°9, Avril 1977 :

« JACQUES-ALAIN MILLER – La clinique des névroses et la clinique des psychoses nécessitent-elles les mêmes catégories, les mêmes signes ? Une clinique des psychoses peut-elle, selon vous, prendre son départ d’une proposition comme : « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant », avec ce qui s’en suit de l’objet a ? S, a, S1, S2, ces termes sont-ils appropriés à la clinique du psychotique ?
JACQUES LACAN – La paranoïa, je veux dire la psychose, est pour Freud absolument fondamentale. La psychose, c’est ce devant quoi un analyste, ne doit reculer en aucun cas.
J.-A. M. – Est-ce que dans la paranoïa, le signifiant représente le sujet pour un autre
signifiant ?
J. L. – Dans la paranoïa, le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant.
J.-A. M. – Et vous pouvez y situer « fading », objet a… ?
J. L. – Exactement. »

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2 réflexions sur “Des quatre discours à l’invention sinthomatique de Joyce

  1. Cher Jean-Claude,

    Ta synthèse est impressionnante et surtout ouverte à la réflexion autant qu’à l’analyse.

    Elle fait apparaître en creux ce qui n’a jamais préoccupé Lacan, sauf à travers l’écriture : le jeu des signifiants, qu’il décèle certes chez Joyce, mais non pas dé-porté par des sujets aussi actifs que singuliers et nombreux, là où le commun n’existe pas, mais constitue l’objet barré du désir d’action de sujets qui savent le semblant (la communauté), se savent barrés en tant que sujets d’un savoir politique du commun, sans renoncer à le mettre en jeu, d’en façonner des signifiants qui jouent de la division irréductible du réel, en l’occurrence de la division inéluctable de la société – de ses liens toujours en déliaison. Ces sujets barrés d’un savoir barré, ce sont les citoyens de la démocratie (du seul régime jamais institué, toujours en destitution et à réinstituer). Ce jeu implique ce que néglige Lacan (et Hegel) : la lutte de non-esclaves (car sans désir d’un maître, à peine d’un « semblant » provisoire et limité, si l’on veut une « réforme » ), sans illusion d’un commun (ou d’un maître du commun), mais qui produit de l’en commun historique, toujours se divisant, pas pour autant « relatif » …

    L’analyste est-il aussi un sujet barré d’un savoir barré des singularités? On peut douter que Lacan l’ait été de l’en commun des singuliers nombreux : de relations dans la (et les) division(s) en lutte « symbolique » (active sans être à mort, sc. violente, sauf exception insurrectionnelle sans image de révolution) – le possible démocratique dans l’impossible politique, malheureusement trop souvent rejeté chez nos amis psys toujours un peu réacs lorsqu’ils glissent du savoir barré au scepticisme « libéral »…

    Je sors dans les jours qui viennent une réédition largement augmentée et enfin ciblée de « Pour une pacte démocratique », sous-titrée « L’enjeu d’une double assemblée » : il s’agit de celle des représentants (les « ras-semblés » des partis) et des délégués (les dis-semblants « communards », délégués provisoires, limités et destituables) qui resurgissent sans désir de maître et de maîtrise, pas sans « objets barrés », des objectifs limités et provisoires… Nombreux exemples dans le livre dont le dernier chapitre, inédit, s’intitule « Démocratie libérale, démocratie communale » …

    Amitié et merci d’avoir provoqué ma petite remarque en marge de ton texte,

    Eric

    PS Je joins copie de cet envoi à mes deux vieux amis, Zenoni et Depelsenaire.

    http://www.eric-clemens.net

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