Claude Lefort et la démocratie

Claude Lefort définit son concept de démocratie moderne, de démocratie « sauvage », en mettant en tension l’Ancien Régime du XVIIIe siècle et les régimes totalitaires du XXe. 

L’Ancien Régime se définit par les « deux corps du Roi » comme nouant la Royauté, la Monarchie de droit divin, au Politique, à la Loi, au Juridique — ce qui constitue la « tête » du Roi —, au corps, au peuple. Il y a une unité mystique, nouant tête et corps, Roi et Peuple. 

Ce nouage va être défait lors de la Révolution française. Le politique, le juridique et le savoir de L’État vont se dénouer du religieux.

[Mieux mettre en scène ce dénouage]

Dans le même temps, surgit un effort intellectuel des philosophes des Lumières pour donner des droits à chaque citoyen afin qu’il soit protégé de l’arbitraire du pouvoir absolu. Ces droits sont ceux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 

Cette Déclaration et les différentes Constitutions opèrent une bascule de légitimité. 

Le pouvoir « absolu » est divisé en pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. La légitimité du pouvoir n’est plus liée au Roi, mais est liée, indirectement, au « Peuple », à sa « volonté générale », et la société n’est plus hiérarchisée en ordres, l’ordre religieux, l’ordre aristocratique, le tiers-état, mais en « classes » celle de la bourgeoisie, celle du prolétariat. 

Cette nouvelle configuration du politique laisse apparaître un lieu vide, le lieu vide du pouvoir, incomblable, inappropriable, laisse apparaître aussi des divisions, des séparations irrémédiables. 

Il y a le législatif. Chambre et sénat qui promulguent la loi.

Il y a l’exécutif. Si les élus sont au poste de commande d’exécuter un programme politique, c’est parce qu’un texte de loi a mis en place, a mis en jeu, a mis en scène, cette division de la société civile à faire se représenter ses revendications particulières.

La vitalité de la démocratie sauvage consiste en ce que, du sein même de cette société civile, vont émerger des revendications inédites, imprévisibles, toujours ouvertes aux possibles (par exemple, des revendications d’ouvriers pour davantage de justice sociale, des revendications des femmes pour l’égalité des droits, pour l’avortement, des revendications des homosexuels pour le mariage, etc.) qui, pour passer dans un texte de loi, vont s’appuyer, dit Lefort, sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est-à-dire sur une élaboration d’une fiction juridique concernant des « personnes », fiction juridique qui a l’air d’être un semblant symbolique (J. de Maistre objectera : « Je n’ai jamais rencontré d’Homme universel » ; Marx objectera : L’égalité des droits est formelle, mais non « réelle », etc.), mais qui a des effets réels lorsque ces semblants sont abrogés comme ils le sont dans des régimes totalitaires. 

Fondamentalement, la démocratie sauvage fait vibrer ces articulations ouvertes, ces divisions irréconciliables, fait vibrer les déclarations de droits de l’homme comme fiction trouée, fait vibrer les revendications non homogènes, fait vibrer la compétition des partis, et la division des pouvoirs, rend temporaire l’exercice du pouvoir du parti qui a gagné la compétition politique, et par là fait trembler ce parti politique qui prend le pouvoir, lui conteste la prétention à s’approprier le lieu vide du pouvoir, ébranle toute législation figée, etc. Bref, fait vibrer un trou interne au Politique, un lieu vide, irréductible, inappropriable. 

Cet ensemble d’articulations ouvertes constitue LE politique. 

Fondamentalement, la société civile ne « s’unifie » jamais, ne deviendra jamais « Un ». Fondamentalement, le pouvoir politique ne « se clôture » pas, n’aboutira jamais à un Savoir absolu. 

Sauf,… sauf quand s’instaure un régime totalitaire.

Claude Lefort pose que le totalitarisme du XXe siècle est une dérive interne à la démocratie moderne du XIXe.

Un régime devient totalitaire, selon Claude Lefort, quand il impose une réponse homogénéisante, unifiante, totalisante, à l’insupportable démocratie sauvage. Par là, il nie des divisions inhérentes et irréductibles à la démocratie sauvage.

Le régime totalitaire veut s’approprier le trou inappropriable, le lieu vide du pouvoir, et imposer un Parti-Un, avec à sa tête un égocrate, et autour de lui une administration entièrement soumise, la bureaucratie, à l’exclusion de tout autre parti, et diffuser son idéologie à travers tous les canaux possibles, s’incorporant par là dans le « Peuple ». 

Le régime totalitaire « unifie » le Peuple comme Peuple-Un, là où, dans la démocratie sauvage, les revendications éparses et non homogènes rendent ce « Peuple » non identifiable.

Comment ? Par exemple, en lui donnant une mission historique d’être le moteur de l’histoire, d’être ce par quoi la réconciliation finale adviendra, et notamment en prenant le pouvoir, en faisant croire à l’abolition de la classe dominante qui opprime le prolétariat. Double dénégation de la division, tant au niveau des diverses revendications de la société civile, qu’au niveau des divers partis politiques dans leur relation au lieu vide du pouvoir. 

Cette dénégation de l’irréductible division se lit dans une double exclusion : exclusion au niveau politique des partis adverses (par exemple, les représentants se font assassiner), et exclusion au niveau de la société civile (par exemple, les dissidents sont envoyés dans des camps de concentration). 

Ainsi, le régime totalitaire, en s’appropriant le pouvoir, dénie la division de la société civile, qui est irréductible et nécessaire à la vie même de la démocratie. Et rejette cette division entre « nous » et « eux ».

Peut-on peut déduire, des textes de Claude Lefort sur la démocratie sauvage, une idée de son engagement politique, son idée du politique ? Voire une mission théologico-politique, par exemple, dans son texte de 1981, « Permanence du théologico-politique ? ».

Lefort nous donne une définition du politique, bien qu’il ne nous dise que très peu de chose positivement de la politique, c’est-à-dire de la façon dont les administrations en tant que services publics répondent aux « besoins » de la population, répondent aux revendications des groupes épars.

Comment Claude Lefort conçoit-il l’action politique ? Il me semble qu’on peut la définir par quelques traits : Accepter la démocratie sauvage comme irréconciliable avec elle-même. Accepter les divisions de la société civile. Soutenir la diversité des politiques. S’ouvrir à l’aventure de la démocratie, dont la vitalité provient de ses divisions internes. 

 

Bibliographie

Lefort,
L’invention démocratique, Fayard, 1981
Essais sur le politique, Seuil, 1986
Le temps présent, Belin, 2007.

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